A l’occasion du Festiwall 2019, j’avais consacré un billet à la fresque d’Ardif pour dire tout le bien que je pensais de ce jeune artiste. Sa fresque du Mur Oberkampf suscite un vif intérêt et met en lumière le talent singulier d’Ardif.
Elle représente un dragon et occupe quasiment tout l’espace du panneau publicitaire mis à la disposition de l’association le M.U.R. par la mairie d’arrondissement (4x3m). L’espèce des dragons volants est composée de maintes sous-espèces : le dragon peint par Ardif est, dirons-nous, asiatique (il n’est pas nécessaire d’entrer dans le détail des différences entre les dragons tibétains, chinois et japonais). Disons que ce dragon est tibétain puisque l’artiste dédie son œuvre au Tibet (Art for Tibet). Il déploie son long corps serpentiforme sur toute la longueur du mur. Sur le modèle des mechanimals, apparaissent comme un écorché les organes internes du dragon faits de pièces mécaniques et d’architectures anciennes. Le dragon est peint en noir et blanc sauf l’iris de l’œil peint en bleu.
Depuis de l’Homme peint, il a peint des animaux. Ce n’est donc pas leur représentation qui distingue Ardif des autres artistes. Quoique la précision du trait et la qualité de l’exécution soit tout à fait remarquable. L’originalité du projet artistique d’Ardif qu’il nomme les mechanimals, néologisme ardifien formé de la contraction de mécanique et d’animal, est la combinaison d’une peinture animalière et d’« dessin technique ». Ne pouvant tout dire sur l’art d’Ardif, je me concentrerai sur ce qui me parait le plus novateur, le mélange de mécanique et d’architecture censé figurer les entrailles du dragon.
Novateur, j’emploie le mot à contre-sens, car ce curieux mélange renvoie à une esthétique de la seconde moitié du 19e siècle. Attardons-nous, quelques instants sur ce que j’ai qualifié de « dessin technique ». Bien sûr, c’est une image car l’œuvre est intégralement peinte. Mais, le trait par sa précision évoque le dessin industriel. Dans un entretien récent, Ardif y fait référence : « L’apprentissage du dessin technique a influencé ma façon de faire, par l’utilisation du feutre fin, du Rotring. Je pars souvent d’un crayonné assez grossier pour la composition, avant de dessiner l’animal. Ces outils permettent de travailler les textures, plumes, fourrures, ou écailles, qui vont venir ensuite influencer le travail sur la partie mécanique et les objets qui vont la composer. » Il est vrai que l’artiste, fils d’architecte, a fait des études d’architecture.
Dans sa fresque du Dragon, Ardif n’a ajouté qu’une seule touche de couleur, le bleu de l’œil. Si on regarde d’un peu près l’ensemble de sa production, les collages et les fresques, le moins qu’on puisse dire, c’est que le peintre utilise la couleur avec une relative parcimonie, du moins pour la partie mécanique des animaux. Ce trait renforce la parenté avec le dessin technique. Par ailleurs, l’utilisation de gris, de noirs de différentes densités et de blancs plus ou moins purs renforce le contraste avec la partie « physique » de l’animal. Ardif insiste sur ce point avec justesse : « Le noir et blanc est une base que j’apprécie beaucoup, même si de temps en temps je le rehausse de couleurs car il y a des animaux dont la teinte évoque directement quelque chose, qu’il s’agisse du rose du flamant ou de la couleur rousse du renard. Cela marque un contraste encore plus marqué avec la machine et apporte une nouveauté. »
Les éléments mécaniques évoquent un temps ancien, celui de la Révolution industrielle, de la machine à vapeur, pour la situer approximativement la seconde moitié du XIXe siècle, en gros le Second Empire. La mécanique est non seulement celle d’un autre temps, elle est vieillie également dans son aspect. Ardif pourrait représenter de superbes engrenages en cuivre ou en laiton, combinés avec des pignons en acier, noir avec des reflets bleus. D’autres l’ont fait avant lui. Il donne à ses mécaniques anciennes la patine du temps qui passe. Ce ne sont pas la brillance des métaux qui l’intéresse mais bien davantage le renvoi à une esthétique. L’artiste « cite ses sources » dans une interview : « C’est une influence culturelle qui vient des films que j’ai adorés, comme Star Wars, qui représentent un futur vieilli, cabossé et underground. L’Art, comme la ville, doit avoir une patine, des strates. La technologie que je dessine ne pourrait pas être Apple, c’est une technologie au mécanisme ouvert, qui montre les circuits imprimés. La technologie, c’est d’abord une mécanique, une chaîne de production. C’est la même chose en architecture : je préfère un béton brut à un béton enduit, un bois brut à un bois lisse et vernis, un métal rouillé à un métal poli. Le steampunk, c’est la culture de Jules Verne et d’Hayao Miyazaki : les machines volantes n’y sont pas des concordes ! En cela, le Château ambulant, avec son architecture improbable mais cohérente, est un fantasme. »
Quid du « steampunk » ? Une définition de ce courant littéraire est sans doute nécessaire : « Il s’agit d’une uchronie faisant référence à l’utilisation massive des machines à vapeur au début de la révolution industrielle puis à l’époque victorienne. L’expression steampunk, qui signifie littéralement « punk à vapeur », parfois traduite par « futur à vapeur », est un terme inventé pour qualifier un genre de littérature né à la fin du XXe siècle. Le terme a été forgé à la fin des années 1980 en référence au cyberpunk (terme apparu en 1984). » L’influence de la littérature steampunk a certainement été décisive dans le murissement du projet artistique d’Ardif mais j’ai la faiblesse de penser que les illustrations des romans de Jules Verne et en particulier celles de la collection Herschel ont joué un rôle essentiel dans ses choix de représentation (utilisation du noir et blanc, dessin « futuriste » des machines et des véhicules etc.).
J’avoue être sensible à cette esthétique et cela pour des raisons toutes personnelles. J’ai été fasciné par les 10 pavillons Baltard des Halles de Paris, à l’architecture du fer d’Eiffel. Le souvenir de ma découverte du musée des Arts et Métiers, il y a un peu plus d’un ½ siècle, reste un moment fort teinté de joie et de mystère. Aujourd’hui, la station de métro du musée rend compte de cette esthétique ; une station en cuivre rouge transformée en Nautilus, avec ses hublots et ses engrenages géants. A 10 ans, je voulais être chauffeur de locomotives. Elles étaient monstrueuses, énormes, piaffant des jets de vapeur et d’eau bouillante, leurs roues d’acier crissant sur les rails dans un feu d’artifice d’étincelles. J’aurais voulu les conduire comme Ben-Hur son char ! Elles étaient des « bêtes humaines » comme les animaux d’Ardif sont des animaux-machine.
Article écrit par : Richard Tassart